L’autocommunication de Dieu : Fondement de l’inter-subjectivité et de la théologie politico-pratique de Karl Rahner
Introduction
Le concept de l’« autocommunication de Dieu » comme grâce, chez Karl Rahner, conditionne absolument l’intelligibilité de tout énoncé théologique et en constitue l’horizon formel. C’est un « locus spécial » de la théologie rahnérienne. Ce concept peut s’élaborer, chez Rahner, dans la perspective de ses paradigmes anthropologico-transcendantal et politico-pratique (catégorial). C’est pourquoi la distinction dans l’autocommunication de Dieu, entre le pôle transcendantal (révélation transcendantale : ontologique, a priori) et le pôle catégorial (révélation catégoriale ou historique : ontique, a posteriori) est à cet égard capital car ses enjeux théologiques sont pertinents pour une intelligence du christianisme dans l’horizon politico-pratique. Selon Rahner l’autocommunication de Dieu s’adressant à la subjectivité transcendantale (différente du subjectivisme), crée en même temps les conditions de possibilité de l’inter-subjectivité et de l’inter-communication humaine, l’homme étant un sujet transcendantal et catégorial c’est-à-dire historique.
Mais, on n’a pas beaucoup mis en évidence ce caractère inter-subjectif et inter-communicationnel de l’expérience transcendantale de l’autocommunication de Dieu dans la foi dans la théologie de Rahner. On a reproché à l’anthropologie transcendantale de Rahner un déficit de sa confrontation avec la réalité socio-humaine, surtout un manque de référence théologico-pastorale, un déficit d’ouverture aux résultats des sciences empiriques, et en général un processus méthodologique à prédominance déductive et peu inductivo-empirique. Une critique plus radicale de l’horizon transcendantal a tendance à accuser Rahner de mettre l’accent, de façon saisissante sur l’historicité de l’homme, sur les conditions de sa structuration comme sujet apte à recevoir la révélation, apte aussi de fait de s’ouvrir à l’avenir et de ne pas considérer suffisamment l’histoire concrète ; à privilégier l’aspect ontologique au détriment de l’aspect ontique, personnel et dialogico-subjectif. Ainsi s’interrogeaient P. Eicher et Jean Baptiste Metz, ce recours à l’historicité transcendantale, est-ce bien encore l’histoire de l’humanité avec ses aspérités ?[1]
Toutes ces observations vont caractériser Rahner comme un théologien plus académique et même hermétique, éloigné de la réalité de ses contemporains. Cependant, la traversée de son œuvre montre bien que Rahner accorde une place importante et une attention particulière aux aspects fondamentaux de ce que nous pourrions appeler la praxis des croyants : c’est-à-dire l’articulation de l’expérience transcendantale ou spirituelle, comme expérience de l’autocommunication de Dieu au pôle originaire de la conscience humaine, au niveau de la subjectivité transcendantale et la pastorale de l’Église dans le monde. Il y a, en effet, dans l’œuvre de Rahner une unité intrinsèque entre expérience transcendantale (religieuse ou mystique) et l’horizon politico-pratique de la théologie. Cette expérience transcendantale de l’autocommunication a été souvent interprétée comme une réalisation simplement subjectiviste à caractère spéculatif. Et pourtant, l’expérience transcendantale de l’autocommunication de Dieu implique toujours une dimension de l’inter-subjectivité aimante, de la fraternisation humaine allant jusqu’au bout, dans l’ecclésialité de l’accomplissement de l’acte de la foi, dans un espace socio-politique. Il apparaît donc urgent de dépasser la conception individualiste de l’expérience transcendantale en l’envisageant non pas seulement sous son aspect subjectivo-individuel, mais aussi dans sa dimension sociale et historique.
La finalité spécifique de cette contribution est de proposer ce que nous appelons une lecture « praxéologique » de l’expérience de l’autocommunication de Dieu afin de mettre en exergue la dimension intersubjective et la pertinence de la théologie politique dans l’horizon de la théologie transcendantale. Nous n’avons pas l’intention de reprendre ici une étude systématique du concept de l’autocommunication. Nous renvoyons aux études spécialisées, suggestives et pertinentes de ce concept[2]. Nous partons simplement de cette intuition centrale de Rahner pour faire ressortir les conséquences pour notre thème : le concept de l’autocommunication transcendantale et catégoriale comme fondement de l’intersubjectivité et la théologie politico-pratique de Rahner.
I. L’autocommunication de Dieu comme communication à l’inter-subjectivité et à l’inter-humanité
Il importe ici d’envisager l’expérience transcendantale de l’autocommunication de Dieu, comme grâce[3], non pas seulement sous son aspect individuel, mais dans sa dimension sociale et historique. Nous devons donc garder à l’esprit l’aspect social de l’expérience transcendantale de l’autocommunication de Dieu. Certes, l’expérience transcendantale est une expérience au pôle originaire de la conscience individuelle, elle est avant tout un acte éminemment subjectif, mais elle est en même temps un acte de personnalisation. Pour arriver à une expérience transcendantale, il est requis un sujet et une personne[4]. Ainsi la vraie subjectivité est toujours une personnalisation et une vraie personnalisation est toujours une nouvelle et une plus profonde radicale socialisation. Le sujet s’ouvre de nouveau au « toi », dans toute sa profondeur, en donnant naissance à un nouveau « nous ». Si le style de vie répandue dans le monde comporte un risque de dépersonnalisation, de vivre non pas ma propre vie, mais la vie de tous les autres, l’expérience transcendantale de l’autocommunication de Dieu, au contraire, doit réaliser le nouveau « nous » du cheminement commun vers Dieu. En faisant référence à l’expérience transcendantale, nous devons aussi offrir un parcours de vie, un espace commun du nouveau style de vie dans l’horizon historique et existentiel chrétien. L’homme chrétien est un être historique et transcendantal en ce sens qu’il se réalise lui-même par des choix effectués dans les conditions spatio-temporelles. Mais il l’est plus exactement encore en ce sens qu’il se réalise au sein d’une histoire humaine collective.« L’autocommunication de Dieu est donc communication à la liberté et inter-communication des sujets cosmiques multiples. Cette autocommunication s’adresse nécessairement à une histoire libre de l’humanité et ne peut se produire que grâce à un accueil libre par des sujets libres, et cela au sein d’une histoire commune. L’autocommunication de Dieu ne devient pas soudainement non cosmique, dirigée seulement vers une subjectivité isolée, mise à part. Elle est humainement historique et s’adresse à l’inter-communication des hommes, car c’est seulement en cela et par cela que peut vraiment advenir de façon historique l’accueil de cette autocommunication de Dieu »[5].
L’homme est l’être de l’inter-communication. Esprit, liberté, transcendance ont une certaine intimité dans la perspective religieuse et théologique, ils se configurent sur l’Absolu Mystère, que nous appelons Dieu. Ces entités philosophico-théologiques sont telles, en tant qu’elles sont essentiellement inter-communications. La subjectivité est rapport à l’histoire humaine, laquelle n’est pas une possibilité supplémentaire mais constitutive et intrinsèque de la réalité humaine. Ainsi l’histoire de la liberté, dans sa signification salvifique, est originairement et totalement histoire collective et individuelle d’une inter-communication transcendantale. Cette histoire n’est pas un secteur partiel mais elle une dimension intégrale de l’humanité. Une telle humanité n’est pas entendue comme un simple rapport isolé « je-tu », dans lequel enfin le toi se fait un moment négatif du « je » solitaire mais comme le « nous » se réalisant par l’entremise de l’ouverture à l’indérivable unité d’un « tu » déterminé : elle a ainsi un indice « politique ». Ainsi, la « corporéité » de l’homme a son fondement et sa raison d’être dans l’inter-communication et vice et versa. Cette co-humanité transcendantale de l’homme se réalise historiquement, elle est d’une grande importance du point de vue du paradigme politique et pratique en théologie, c’est-à-dire de la théologie politico-pratique de Rahner.
L’inter-humanité, entendue réellement au sens transcendantal, est le fondement pour lequel chaque rapport avec Dieu a en soi comme moment intérieur le rapport de l’homme avec le prochain et vice et versa. Elle implique en outre que même la méditation individuelle du salut de cette inter-humanité ne néglige pas la socialité. Les problèmes religieux ont souvent leur racine dans l’expérience inter-humaine. Cette inter-humanité, dans ses objectivations historiques, est la raison pour laquelle l’Église a une mission salvifique dans le monde et son objectif est le Règne de Dieu et non seulement la somme de beaucoup d’initiatives individuelles salvifiques. La pratique pastorale de l’Église qui s’adresse immédiatement aux groupes sociaux, formels et informels, ne trouve pas seulement sa justification dans le fait que pareils groupes comme beaucoup d’autres réalités exercent une influence sur le comportement humain mais parce que ces groupes sont les objectivations de type mondain de cette inter-humanité, dans laquelle l’homme, même si le plus a-thématiquement, réalise son rapport transcendantal avec Dieu, avant que celui-ci devienne thématique dans le culte et dans les autres actes religieux explicites. C’est pourquoi l’Église dans sa médiation salvifique insiste sur le fait que l’inter-communication n’est pas une possibilité régionale humaine à côté d’autres, mais un constitutif essentiel transcendantal de l’homme comme tel. C’est pourquoi, la praxis de l’amour n’est pas pour cela seulement un devoir du christianisme, mais c’est le tout, dans lequel seulement « la vérité » atteint sa plus authentique plénitude. L’importance de l’inter-humanité est certes « en soi » toujours un fait existant et témoigné dans l’Évangile. Mais elle est en notre temps (ensemble avec la tension vers le futur de l’homme) la parole d’ordre qui marque pour l’homme d’aujourd’hui l’un des accès qui lui est donné à la compréhension du christianisme dans l’horizon politico-pratique.
II. L’inter-subjectivité et l’inter-communication dans la théologie de Rahner
La critique, que Walter Kasper et celle formulée par tant d’autres théologiens à l’égard de la théologie de Rahner, est d’occulter le phénomène d’inter-subjectivité et les conditions sociales de l’homme, en prenant pour point de départ la subjectivité transcendantale de l’homme : « L’homme en soi ne se rencontre jamais ; l’homme ne se rencontre jamais qu’à l’intérieur du réseau des relations je-tu ; l’homme n’existe pour ainsi dire que comme une plurale tantum […] Ainsi, ce qui est premier n’est pas comme le pense Rahner la question que l’on pose, mais le fait d’être interpellé. Même la problématique transcendantale très compliquée de la philosophie moderne n’est pas un point de départ qui va de soi, mais elle a été transmuée par toute l’histoire de la philosophie occidentale et par l’histoire du christianisme »[6].
Il nous semble que ces critiques ne touchent pas à la quintessence de sa pensée car Rahner affirme que l’agapè reçue doit se transformer en amour du prochain et il rappelle en ce sens, entre autre, la tradition mystique franciscaine de Bonaventure : nos sens spirituels ont à créer, en dernière analyse, des fraternités[7]. L’expérience de Dieu créera d’autant plus aisément la communauté qu’elle tiendra compte de la vie tri-unitaire de Dieu. Il s’agit d’éprouver la paternité du Père, la divinité filiale du Fils et la divinité pneumatique de l’Esprit dans un seul mouvement. C’est pourquoi, nous voulons mettre ici, en évidence en insistant sur le caractère indispensable de l’expérience fondamentale de la subjectivité transcendantale et croyante authentique. Nous voulons parler de l’inter-subjectivité essentielle et indescriptible de l’expérience transcendantale. Qu’est-ce à dire ? Nous voudrions mentionner une vérité commune et cependant méconnue, consciemment ou inconsciemment, passée sous silence par plusieurs critiques et commentateurs du paradigme anthropologico-transcendantal de Rahner. D’après la Bible et la doctrine chrétienne, le sujet qui fait l’expérience transcendantale de l’autocommunication de Dieu au pôle originaire de la conscience dans le processus de la foi, n’est nullement le « je » isolé, enfermé dans son individualité singulière. C’est, au contraire, le « je » dans sa communicabilité inter-personnelle radicale, dans sa fraternisation explicite ou implicite, dans le processus historique et non seulement dans l’horizon transcendantal.
Rahner a lui-même réfléchi sur cette transmission historique et a essayé de montrer le rapport du conditionnement réciproque qui existe entre la transcendantalité et l’historique[8]. Il a ainsi montré qu’une insistance particulière sur l’inter-subjectivité et sur l’histoire n’exclut pas pour autant son point de départ transcendantal en tant que tel. Mais des critiques, non fondées, ont montré que Rahner prenait trop peu en considération le fait que la réalité contenue de l’histoire ne sont pas déductibles et complètement saisissables à partir des « a priori » des conditions transcendantales. Ces critiques affirment que par sa pensée Rahner reste, dans une certaine mesure, prisonnier de la philosophie idéaliste de l’identité et de son identification de l’être et de la conscience. Aussi conclut-il immédiatement, à partir de l’ouverture indubitable de l’esprit humain à l’infini, à la réalité de cet infini. Mais ne faudrait-il pas faire une distinction ? L’homme reste un esprit fini, opine Rahner, également et justement dans ce contact avec l’infini ? Et selon ces critiques, c’est seulement dans ses écrits postérieurs que l’histoire deviendra pour l’essentiel le matériau catégorial dans lequel et par lequel se réalise la liberté transcendantale.
Et pourtant une lecture attentive de Rahner montre que cette tension constitutive entre la réalité historique et la possibilité transcendantale nous renvoie d’abord au problème fondamental du point de son départ de sa pensée théologique et qui se retrouve déjà dans ses premiers écrits. Dans le travail intitulé l’Esprit dans le monde, « le mot esprit désigne ici une faculté qui, dépassant le monde, atteint la métaphysique. Le monde est le nom de la réalité qui est accessible à l’expérience immédiate de l’homme. Comment la connaissance humaine d’après Saint Thomas, peut-elle être esprit dans le monde, telle est la question dont il s’agit dans ce travail »[9]. L’homme est un être intellectuel capable d’abstraction et d’idées, mais il est aussi corporel, il vit dans le monde. Sa connaissance, même intellectuelle, est le fruit d’une abstraction qui transforme les phantasmes en idées. Ainsi notre connaissance est celle d’un esprit qui procède intellectuellement par abstraction mais d’un « esprit dans le monde » qui ne peut jamais se passer du retour aux images. Mais comme l’homme est « un esprit dans le monde et donc aussi un être historique », cette révélation de Dieu devient également événement d’une Parole que l’homme est capable d’entendre. Ce lien entre la préoccupation transcendantale et le respect de la dimension historique est capital dans cette œuvre de jeunesse de Rahner. Il était en jeu dans la thèse centrale de L’Esprit dans le monde. Il devrait être mis en valeur, car il a été parfois oublié chez des commentateurs trop attachés à souligner seulement chez l’auteur le point de vue transcendantal, au risque de le comprendre comme un idéaliste impénitent. Rahner considère l’homme comme une réalité unitaire. L’homme est toujours un être matériel et spirituel, un corps et une âme, sujet et personne, individuel et être social, libre et en relation.
Il est clair que l’expression « a priori transcendantal » indique un donné qui est présent depuis le commencement dans l’esprit humain et qui n’est pas dérivé de l’expérience. Mais il est aussi vrai que l’homme a toujours à faire avec le monde qui l’entoure et qui constitue le monde de son expérience. L’homme se meut à l’intérieur de ce monde et ne possède aucune connaissance qui ne soit en quelque manière médiatisée par les sens et pour cela même lié au monde. Chaque forme de savoir, chaque forme de connaissance, toutes les expériences que l’homme peut faire en ce monde, sont un savoir, une connaissance, une expérience « a posteriori ». Tout le monde concret de l’expérience dans laquelle l’homme pense, vit et œuvre, mêmes les pensées les plus intimes ; chaque forme de connaissance et d’expérience de l’homme tirées du monde, sont appelées par Rahner « catégorial » [10].
L’adjectif catégorial est une manière de dire le monde des choses, l’explication ou déploiement catégorial, phénomène catégorial, conceptualisation catégoriale. L’expression catégoriale signifie donc, la réalité concrète, empirique, spatio-temporelle de l’homme, le monde dans lequel l’homme vit normalement, se meut et œuvre. L’histoire aussi entre dans la sphère de la réalité catégoriale de l’homme, de manière que l’expression catégoriale n’indique pas seulement ce que l’homme trouve déjà existant dans l’univers de l’expérience humaine mais ce que lui-même fait et a fait et objectivé. Le monde catégorial dans lequel l’homme vit change continuellement. Il est un monde historique et placé aux conditionnements historiques, à la contingence et la mutabilité des événements historiques. Si l’on veut, alors, entrer en dialogue avec ce monde et avec cet homme, il faut s’adresser à ce monde et à cet homme. Ainsi, comme ils sont, comme ils se perçoivent et s’expérimentent. La référence anthropologique reste une dimension nécessaire de la réflexion et de la méthode théologique.
Les critiques ont cru encore qu’à partir de la thèse de l’EdM se laissent vérifier de façon évidente les limites de l’approche philosophique mise en œuvre par Rahner, c’est-à-dire que la visée y était tout à fait objectiviste dans le sens que le sujet y était uniquement pris en considération dans la connaissance de quelque chose. Autrement dit : l’« être-en-soi » du sujet était conçu à partir de sa référence à un « objet-en-soi ». Et pourtant l’« être-en-soi » se constitue dialectiquement par l’expérience d’un autre[11]. Se référant à l’idéalisme allemand, les critiques ont montré que depuis Hegel la question est discutée de savoir si cet autre qui médiatise la « conscience-de-soi-même » d’un sujet peut être de nature objective ou ne doit pas nécessairement être un autre sujet ? Si ces critiques sont exactes, elles nous permettent de comprendre que le problème qu’elles posent à la théologie de Rahner n’est pas simplement ni même, peut être, en premier lieu, un problème d’ordre spéculatif, mais bien d’un problème pratique. Il s’agit essentiellement de savoir si, oui ou non, le christianisme rahnérien est condamné à l’abstraction, s’il doit être vécu dans une intériorité subjective et transcendantale a-historique ou si, au contraire, il lui est essentiel de transformer réellement l’histoire.
Nos brèves réflexions attirent l’attention vers une signification évidente du christianisme rahnérien. Elles cherchent à comprendre et à maintenir obstinément que l’être humain n’est pas seulement cet esprit intérieur, cette subjectivité transcendantale accessible seulement par la réflexion. L’homme, encore une fois, redisons-le, n’est rien d’autre que le monde de l’homme, c’est-à-dire cet ensemble d’institutions et de rapports concrets qui constituent le monde sensible ou empirique. Si l’on admet que l’homme est identiquement cette réalité qui se donne à voir et à toucher, ce système de rapports objectifs qui constitue ce que Rahner appelait déjà le « monde »[12] dans Geist in Welt, alors « je n’ai plus à me demander comment je connais autrui ». L’autre homme m’est immédiatement donné, je ne puis me saisir moi-même sans me découvrir lié à autrui en cela même qui me fait moi. En me posant comme être sensible, matériel, historique et spirituel, je brise du même coup les limites de mon individualité : je suis d’emblée visible et accessible à autrui, comme lui-même l’est pour moi. Nous sommes loin de vouloir démontrer ici une incohérence ou une contradiction dans l’ensemble de la pensée de Rahner comme certains affirment que Geist in Welt est resté trop objectiviste.
En outre, un auteur comme Vorgrimler affirme dans son livre Comprendere Karl Rahner[13] que la rencontre de Rahner avec la philosophie et la théologie de l’inter-com-munication, bref avec la théologie politique, a été conditionnée par sa relation avec Metz. Si nous devons avouer un changement dans la continuité, dans le devenir théologique de la pensée rahnérienne, nous ne partageons pas l’affirmation péremptoire de Vorgrimler et nous étayons notre argumentaire en renvoyant à des textes lumineux et pertinents de Rahner qui sont antérieurs (Mission et Grâce) au projet théologico-politique de Metz. Dans un texte de circonstance de 1960, L’individu dans l’Église[14], texte dont le contenu avait déjà été publié en 1946 [« Der Einzelne in der Kirche », SdZ 139 (1946) 260-276] et a été repris au premier chapitre du livre Dangers dans le catholicisme aujourd’hui[15], Rahner ne fait pas l’apologie de l’individualisme subjectivo-transcendantal, mais une défense de l’individu et des valeurs personnelles. Quiconque lira encore ce texte aujourd’hui, avec attention et sans parti-pris n’y trouvera rien d’une apologie de l’individualisme mais une défense de l’individu et des valeurs personnelles. L’individu dont Rahner prend la défense n’est pas un être abstrait et solitaire.
Quand Rahner parle de l’individu il veut parler de l’individualité d’une personne spirituelle. Et dans ce texte Rahner développe 1). Les réflexions ontologiques sur le rapport individu-communauté[16], 2). L’individu dans l’économie de la grâce et de l’Église[17], 3). Les conséquences pour la pastorale. Dans ces pages lumineuses Rahner esquisse ou laisse entrevoir déjà le sujet « de l’inter-communication ou de l’inter-subjectivité » qu’il élaborera ultérieurement sur le plan philosophique et théologique. C’est pourquoi nous affirmons comme « hypothèse », dépassant le propos de Vorgrimler, que l’évolution et l’élargissement vers une théorie de l’inter-subjectivité, de l’inter-communication, était déjà latente et en forme embryonnaire dans ses premiers écrits et elle est, au contraire, un argument pour la fécondité de sa pensée future.
Ainsi dans le développement de sa pensée, il affirmera plusieurs années après ses premiers écrits qualifiés trop objectivistes que l’on fait « l’expérience de soi en faisant l’expérience d’un autre et non pas d’une autre chose. On ne pourrait non plus prendre sa distance d’un monde composé uniquement de choses que de son corps propre, dont l’expérience concrète, pour autant qu’elle est réelle, présuppose encore une fois la corporalité d’autres personnes. L’expérience de soi-même se fait donc en unité avec l’expérience d’autrui. Quand celle-ci réussit, celle-là réussit aussi. Celui qui ne rencontre pas le prochain n’est pas non plus présent à soi-même, n’est pas un sujet vrai, concret, capable de s’identifier soi-même, mais tout au plan un sujet philosophique abstrait et un être qui s’est perdu lui-même »[18].
L’idée d’une analogie entre relation inter-personnelle et la relation entre Dieu et l’homme nous mène aussi plus loin dans notre recherche d’un principe d’unité du rationnel et de l’existentiel dans l’homme quand il fait une expérience de Dieu. De même que l’homme est engagé dans une rencontre personnelle avec autrui, dans tout son être en tant que connaissance et liberté, il doit être de même pour sa relation avec Dieu. Dans le fond d’une relation réussie entre deux personnes, il y a une autre catégorie qui n’efface pas la liberté et la connaissance, mais l’achève : celle de l’amour. Puisque nous sommes des êtres d’intelligence et de liberté, la communication entre Dieu et nous passe donc par la connaissance et l’amour. L’une et l’autre s’interpénètrent d’ailleurs de telle sorte qu’il n’y a pas de connaissance sans un minimum d’amour, ni d’amour sans une certaine connaissance. La connaissance conduit à l’amour, tandis que l’amour veut connaître toujours plus. Or la révélation que Dieu nous fait de lui-même, de son mystère d’autocommunication trinitaire comme de son dessein sur l’homme, est une révélation amoureuse dans son origine et dans son terme. Elle a la séduction propre à l’amour. Le salut advient par la découverte, profondément attendue et pourtant toujours surprenante, au-delà de toute espérance, que Dieu s’autocommunique effectivement à nous, qu’il nous libère de nos chaînes et qu’il met son bonheur à devenir le nôtre. Entre découvrir cela et y adhérer il n’y a qu’un pas, à la fois minime et gigantesque, minime parce qu’il va de soi, pourvu que nous nous laissions faire, gigantesque et redoutable, car c’est là que gît le mystère du oui ou du non qui habite secrètement notre existence libre. Pour nous, être sauvés, c’est d’abord accepter d’être aimés.
En forme de pierre d’attente l’idée de l’unité entre la connaissance, la liberté et l’amour était déjà présente dans L’homme à l’écoute du Verbe où Rahner circonscrit l’amour comme « la lumière de la connaissance ». Il dépasse une conception purement théorique de la connaissance en établissant un lien intrinsèque entre la connaissance et l’amour : « l’amour est donc la lumière de la connaissance du fini, et puisque nous connaissons l’infini uniquement par le fini, il est la lumière de notre connaissance tout court ; et, dans son ultime essence, la connaissance n’est que la clarté lumineuse de l’amour »[19].
Disons, pour résumer les développements qui s’imposeraient, que l’expérience transcendantale de l’autocommunication de Dieu dans le processus de la foi ne s’accomplit vraiment dans le sujet croyant que s’il prend appui sur l’expérience transcendantale des autres, de la communauté et de l’Église ; ce faisant, le sujet s’enracine dans la véritable trans-subjectivité d’une expérience de foi élargie et plus vive dans l’horizon socio-politique et ecclésial[20]. L’expérience transcendantale ne permet pas au croyant de s’y établir, sans souci ni engagement[21]. Il lui faudrait reconquérir ces positions, au cours d’une lutte interminable dont l’enjeu sera l’ouverture sympathisante et la disponibilité de son être à autrui par opposition à l’autre aspect de l’alternative qui le sollicite : le repliement sur soi, la privation et la non-disponibilité envers ses frères et la communauté.
Nonobstant ces considérations, relevons surtout que par l’usage qu’on y fait de l’inter-subjectivité et par l’interprétation qu’on donne de celle-ci, certaines théories masquent et suppriment deux vérités fondamentales. Premièrement : l’inter-subjectivité humaine est en soi « ouverture transcendantale » vers Dieu. (Bibliquement parlant : c’est l’amour salvifique de Dieu qui s’accomplit à travers l’amour fraternel ; doctrinalement parlant : l’amour du prochain, est en lui-même, virtus theologicae : caritas). Deuxièmement : le sujet spécifiquement chrétien de l’expérience transcendantale de l’ouverture à Dieu n’est pas l’homme isolé dans son individualité, s’exprimant dans le rapport « âme-Dieu » ; c’est, au contraire, l’homme envisagé dans son humanité inter-personnelle, dans la « fraternité », se réalisant dans la relation du « toi au moi ». Sa personne et son existence ne s’actualisent, à proprement parler, qu’au sein de ce milieu formé par les relations inter-humaines. Repliée dans sa subjectivité transcendantale, telle une monade « sans portes ni fenêtres », la personne humaine s’étiole : elle ne s’accomplit parfaitement que dans l’amour inter-subjectif[22].
Ainsi, tout au long de son cheminement théologique Rahner a montré qu’une analyse de la subjectivité aux plans spéculatif (épistémologique) et existentiel poussée jusqu’au bout, peut ouvrir un nouvel accès à Dieu. Dans les deux cas c’est le mouvement de la « reditio in se ipsum » qui met en lumière que l’homme est ouvert à une expérience de Dieu au plus intime de lui-même. Pourtant ces deux démarches peuvent apparaître purement juxtaposées et on peut poser la question de savoir s’il n’y a pas un principe d’unité qui met un lien entre l’approche spéculative et existentielle de Dieu. Car si l’homme est capable de faire une expérience de Dieu, tout son être, sa raison et son cœur doivent être concernés. Rahner a senti lui-même ce clivage et dans l’évolution de sa théologie transcendantale, il a cherché à unir davantage les deux pôles du spéculatif (rationnel) et de l’existentiel. Un résultat de ce souci sera par exemple la thèse de l’unité de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain où il intègre plus explicitement la catégorie de l’inter-subjectivité dans sa pensée.
III. L’autocommunication de Dieu fondement de l’unité de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain
Étant homme, événement de l’autocommunication libre de Dieu, l’homme n’apprend à sortir de soi, à aimer les autres d’un amour sincèrement désintéressé, que s’il voit en eux aussi des événements de l’autocommunication libre de Dieu. Ainsi l’approfondissement subjectif de l’expérience transcendantale, la prise de conscience de ce qui nous fait nous-mêmes dans l’expérience transcendantale de l’autocommunication de Dieu, bien loin de nous fermer et de nous isoler, est au contraire la condition sans laquelle nos rapports avec les autres ne dépasserait pas le stade d’une communauté objective. C’est que, encore une fois, l’existence est ensemble principe d’incommunicabilité et de communion.
Afin de nous donner une idée concrète du contenu de l’autocommunication comme fondement de l’unité de l’amour de Dieu et du prochain, nous nous permettrons de citer l’une des formules brèves par lesquelles, en termes particulièrement denses du point de vue anthropologique, Rahner essaie ainsi d’exprimer le concept même du christianisme. Impossible ici d’analyser tous les sous-entendus mais la visée générale ne nous paraît pas tellement difficile à saisir. La deuxième formule brève anthropologique énonce de manière pertinente que l’autocommunication de Dieu est au fondement de l’unité de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain : « L’homme ne vient réellement à soi dans un authentique auto-accomplissement que s’il se risque radicalement à sortir de lui vers l’autre. Fait-il cela, il saisit (non thématiquement ou explicitement) ce que l’on veut dire par Dieu en tant qu’horizon, garant et radicalité d’un tel amour, Dieu qui fait de lui-même en son autocommunication (existentiellement et historiquement) le champ de possibilité d’un tel amour. Cet amour est compris comme intime et comme social, et, dans l’unité radicale de ces deux moments, est fondement et essence de l’Église »[23].
En contemplant Jésus-Christ nous pouvons dire : il n’est pas possible de parler de Dieu sans se voir obligé de parler de l’homme comme aussi il n’est pas possible de parler de l’homme sans se voir obligé de parler de Dieu. L’homme possède une profondeur divine comme Dieu possède une dimension humaine. En Jésus « apparurent la bonté de Dieu notre Sauveur et son amour pour les hommes » (Tt 3, 4). Le christianisme se définit comme la religion de l’amour. « Selon la doctrine du christianisme concernant l’unité de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, unité entendue comme un accomplissement existentiel unique et englobant, porté dans l’un et l’autre par l’autocommunication de Dieu et source du salut, l’amour du prochain n’est pas seulement un commandement qu’il importe d’observer si l’homme veut se tenir en relation à Dieu qui porte au salut, mais il est purement et simplement l’accomplissement du christianisme, sous la présupposition que cet amour du prochain se soit déployé jusqu’à son être plénier, et qu’il accueille expressément son fondement et son mystère co-partenaire, savoir Dieu lui-même, sans qui l’inter-communication d’amour, à niveau personnel, entre les hommes ne pourrait certes pas parvenir à sa profondeur radicale et à son état définitif »[24].
La relation entre Dieu et l’homme s’appuie sur l’amour. La nouveauté qu’apporte le christianisme réside dans l’affirmation de l’identité entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Dans l’Évangile des chrétiens anonymes (Mt 25, 31-46), le Fils de l’homme s’identifie avec ses frères les plus petits « qui n’aime pas son frère… ne peut pas aimer Dieu » (1 Jn 4, 20). Le chemin qui conduit à Dieu passe par les chemins des hommes. La vie religieuse (l’expérience transcendantale), bien que vivant (se situant dans un horizon subjectif) dans un horizon eschatologique, devra, pour être chrétienne avec tout son réalisme évangélique, se projeter dans le service des frères, et en témoigner par son intégration apostolique aux tâches des hommes de la cité séculière. La vie religieuse chrétienne, comme thématisation de l’expérience de Dieu fait homme et présent en tant que ressuscité, ne peut se vérifier ni se réaliser sans expliciter dans son contenu essentiel l’amour du prochain.
Dans sa réflexion théologique sur l’amour, Rahner cherche à projeter la lumière sur le rapport mystérieux entre l’amour de Dieu et celui du prochain. Sur les traces de l’enseignement biblique, d’un fondement théologique plus assuré et pertinent, Rahner fait voir comment aimer le prochain ne signifie pas simplement observer un commandement qui cherche de protéger les autres de l’égoïsme brut, ni aimer les autres par amour de Dieu, comme objet matériel ou comme occasion pour l’unique amour de Dieu. Il s’explique : « Tout d’abord, l’on méconnaîtrait presque inévitablement la nature même de cet amour de Dieu, si l’on pense qu’aimer Dieu c’est accomplir un commandement particulier parmi tant d’autres commandements […] L’amour de Dieu est le tout d’une existence humaine qui se réalise librement. Il ne se réduit pas, en définitive, au contenu d’un commandement particulier, mais il est le fondement aussi bien que le but de tous les commandements particuliers. Et cet amour est seulement ce qu’il doit être à condition d’aimer Dieu pour lui-même »[25]. Cependant, lorsqu’on se tourne expressément vers Dieu dans la prière, le cœur plein d’espérance et de charité, on a un acte d’amour de Dieu et non pas tout d’abord du prochain[26]. « L’être humain parvient à son achèvement par cet acte unique, dans lequel se résume toute son existence, à savoir l’amour de Dieu pour Dieu même. Mais il ne parvient finalement à cet achèvement qu’à condition ne pas le chercher pour lui-même, mais de chercher Dieu. Dans la mesure où un tel amour représente le tout de notre accomplissement humain, il n’y a rien qui soit plus évident que cet amour […] »[27]
Cela découle, comme une conséquence nécessaire de la métaphysique de la connaissance, telle que l’entend Rahner. Le sujet qui connaît se transcende dans un sujet qui aime. Et cette transcendance aimante du sujet qui connaît est opéré par Dieu dans son autocommunication gracieuse à l’homme, avènement dans lequel la capacité naturelle de l’être humain pour connaître se transforme en vertu de la grâce dans un amour extatique[28], ou plutôt dans un amour qui ne comprend ni ne domine son fondement (Dieu) et qui le porte à abandonner n’importe quelle prétention de domination au regard de ce qui est vraiment distinct. Mais lorsque le prochain doit être aimé réellement, en tant qu’objet formel (aimé pour lui-même), quelle que soit la manière dont on veuille expliquer l’unité des deux aspects, le véritable amour de Dieu est nécessairement inclus. « […] les rapports entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain ne se réduisent pas seulement au fait que l’amour du prochain est un commandement de l’amour de Dieu et lui tient pratiquement lieu de critère. Ces rapports sont, en fait, bien plus étroits : l’amour de Dieu et l’amour du prochain se trouvent dans une relation de conditionnement réciproque ; l’amour du prochain n’est pas seulement une exigence, une conséquence de l’amour de Dieu, mais aussi en un certain sens sa condition préalable »[29].
Il ne s’agit pas ici d’un simple événement isolé dans la vie de l’homme mais de la vie entière et l’homme arrive ici au point décisif de sa nature. L’amour d’une autre personne représente, en réalité, l’accomplissement de la conscience transcendantale tout entière. Si l’on comprend bien cela, dit Rahner, il est plus facile de voir comment, dans l’ordre actuel du salut, une telle charité ne peut se présenter que sous la forme de la caritas. La caritas, en effet, ne signifie pas autre chose que l’absolue radicalité de l’amour du prochain, dans la mesure où il est ouvert à l’immédiateté de l’autocommunication de Dieu dans la grâce. Ainsi nous voyons comment Rahner interprète la proposition selon laquelle la transcendance absolue, illimitée, de l’esprit est puissance obédientielle en face de la grâce. Cette puissance obédientielle se réalise d’une manière transcendantale dans l’amour d’une autre personne et, si on la comprend bien, elle permet de voir l’importance de l’union hypostatique sur le plan personnel et ce qu’implique une véritable rencontre avec le Christ dans l’amour du prochain.
Aimer le prochain signifie lui vouloir du bien avec un amour voulu par Dieu et poussé à l’ultime conséquence, avec un amour qui n’effleure pas le prochain, mais reste en lui. Entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain il y a une unité radicale. Quand nous aimons le prochain nous nous ouvrons, pleins de confiance, à toute la réalité ; sur cette ouverture se fonde l’amour explicite de Dieu. L’amour explicite du prochain est l’acte primaire de l’amour de Dieu, qui en lui, d’une manière non réflexive, se manifeste toujours Dieu dans son caractère transcendantal et surnaturel. C’est donc vrai, pour une nécessité non seulement morale et psychologique mais ontologique[30], parce que « celui qui n’aime pas le frère qu’il voit, ne peut cependant aimer Dieu qu’il ne voit » (1 Jn 4, 20). On peut aimer Dieu seulement en aimant son frère, en ouvrant un espace à l’inter-communication.
L’existence humaine repose donc sur l’intercommunication de tous les hommes dans l’horizon d’un médiateur. Cette intercommunication, qui appartient à l’être concret de l’homme et demeure toujours, insère celui-ci dans un réseau innombrable de médiations, puisque chacun ne se réalise lui-même qu’en s’ouvrant aux autres et en accueillant le don qui lui arrive de leur part. Cet échange, qui constitue l’amour humain, présuppose l’amour absolu qui le fonde et le rend possible. Cet amour absolu possible ne peut être que proprement divin. Cette condition de l’homme postule donc l’existence d’un Médiateur Absolu. Quand l’histoire de l’inter-communication humaine et des relations entre Dieu et l’humanité en vient à son sommet eschatologique, à travers la communication que Dieu fait de lui-même, c’est-à-dire quand l’offre et l’acception de cette communication deviennent irréversibles, alors nous nous trouvons en face de ce que la dogmatique chrétienne appelle incarnation, mort et résurrection du Verbe divin. La médiation du Christ réalise la volonté du salut de Dieu vis-à-vis de chaque homme particulier. Car, de soi, toute histoire de salut est médiatrice du salut pour les autres. Le salut par la médiation absolue du Christ présuppose en même temps qu’il radicalise l’inter-communication humaine. Comme le monde est un, l’inter-communication a son sommet et son but en Jésus-Christ, le Médiateur Absolu donné par Dieu[31].
L’unité des deux amours touchera son sommet dans les temps derniers, quand dans l’homme Jésus nous pourrons voir et aimer le Père invisible. « Quand nous cherchons à fonder cette relation personnelle à Jésus à partir d’en bas, c’est-à-dire à partir de l’unité caractéristique de l’amour du prochain et de l’amour de Dieu dans leur concrétude, nous comprenons encore mieux que l’amour personnel à l’égard de Jésus Christ, en tant que réalisation et fondation existentiellement les plus réelles de cet amour du prochain médiateur de Dieu, peut être la médiation permanente portant à cette relation immédiate à Dieu. […] Cet homme et sa réalité humaine comme telle sont-ils un moment intérieur en notre propre achèvement salvifique comme tel, et pas seulement de son histoire temporelle, et notre salut est-il ce qui à chaque fois est unique, l’on ne peut contester qu’une relation personnelle à Jésus Christ, dans un amour de type personnel, relève essentiellement l’existence chrétienne »[32].
Comme dans le temps, le rapport avec Dieu s’actualise par la médiation de l’homme, ainsi dans l’éternité nous aurons la vision de Dieu par la médiation d’un homme, de cette nature humaine assumée par le Verbe. L’homme Jésus ne nous a pas sauvés une fois pour toujours dans la rencontre réelle avec le Dieu absolu, dans sa mort historique sur la croix et dans sa résurrection et les autres actions désormais passées. Il est encore maintenant et pour l’éternité, dans l’humanité créée dans laquelle il s’est incarné, l’ouverture pérenne de notre finitude au Dieu vivant, infini et éternel. Comme l’amour de Dieu dans le prochain n’empêche ni n’amoindrit l’immédiateté de notre rapport avec le Père de tous, ainsi la vision dans le Christ glorifié nous dispose à voir immédiatement dans le Verbe le Père dans l’unité de l’Esprit.
Rahner démontre que l’amour du prochain est le seul acte catégorial permettant à l’homme d’atteindre la réalité totale et ainsi de faire déjà l’expérience de la grâce. Cette expérience de la grâce a un caractère théologico-politique et ecclésiologique, vu qu’elle est fondée sur le Christ et son Église, elle contribue au destin de la rédemption universelle. En tant que surnaturelle, la charité délivre de l’égocentrisme l’homme et son monde. Elle a donc un caractère eschatologico-transcendantal, ouvert à la vie présente mais cachée en Dieu. Elle est eschatologique dans la mesure où (bien que toujours présente dans le monde par les mérites du Christ) elle est dans le monde, parce que cet événement eschatologique qu’est le Christ est à jamais dans le monde. Toute existence humaine en relation avec ce qui a du sens dans le monde est capable d’être transformé par la charité divine. Mais, par sa nature, ce caractère symbolique du monde tend à cacher cette vérité plutôt qu’à la manifester.
IV. Le concept théologique de l’amour comme un concept politico-ecclésial dans la théologie de Karl Rahner
Il est donc nécessaire de préciser, à la fin de cet article, en quel sens le concept théologique de l’amour peut devenir un concept socio-politique et ecclésial effectif. Rahner a répété plusieurs fois la question du rapport entre la théologie, la libération, l’amour politique, l’humanisme chrétien, la fonction critique de l’Église en face de la société. « Si le christianisme est l’amour de Dieu et du prochain, si maintenant l’amour de Dieu peut se réaliser seulement dans une mystique de l’expérience de la proximité de Dieu et si l’amour du prochain peut s’actualiser seulement en développant un mandant socio-politique, que tout homme a, alors, je crois que c’est clair ce que dit Metz : que le christianisme, précisément et justement aujourd’hui, a une composante mystique et une composante sociale »[33].
Pour le christianisme l’amour de Dieu est inséparable de l’amour du prochain ; l’amour de Dieu ne peut se réaliser seulement en expérimentant la proximité de son mystère et celui pour le prochain seulement en accomplissant sa propre mission socio-politique. Aujourd’hui, sans la composante mystique, note Rahner, un endoctrinement purement extérieur sur l’existence de Dieu, sur le christianisme et ses facteurs constitutifs, n’est plus suffisant. À notre époque, cependant, la composante socio-politique et ecclésiale est aussi d’une importance fondamentale pour l’homme d’aujourd’hui. Sans cette composante, l’homme ne trouvera pas vraiment crédible un vrai amour du prochain qui vient de Dieu qui se limiterait à un simple rapport intime entre les hommes et n’actualiserait pas le devoir, vraiment social, politique, ecclésial et de la critique de la société.
La réflexion de Rahner se situe dans l’horizon de la double perspective qui caractérise sa théologie : « Le paradigme anthropologico-transcendantal et le paradigme politique ». Le premier paradigme embrasse l’humanité avec un amour qui s’étend de l’éternité à travers la création du monde et de l’homme, l’Incarnation du Verbe et de l’histoire entière jusqu’à son horizon eschatologique, quand Dieu sera tout en tous (1 Co 15, 28). Par le second, l’amour de Dieu arrive dans l’histoire de l’homme, l’imprègne et le transforme moyennant les instruments et symboles, parmi lesquels l’Église. Transcendentalement, Dieu offre en anticipation et oriente de manière définitive tout au bien, destine gratuitement au salut de l’humanité. Rahner était donc convaincu que l’acte de foi devient acte d’amour et ensuite, selon l’expression de Jésus, sincère adoration de Dieu, seulement au moment où le christianisme implique la dimension politique de la foi et l’accepte dans l’engagement socio-politique concret. Toutes les observations sur la dimension politique de l’être chrétien ont comme dénominateur commun la thèse fondamentale importante de « l’unité entre mystique (transcendantal) et politique », c’est-à-dire, « l’unité de l’amour de Dieu et de l’amour pour l’homme ». Avec ce terme il n’entend pas exprimer l’identité mais une interdépendance de fond : un amour ne peut exister concrètement sans l’autre ou indépendamment de l’autre.
Le christianisme dans sa complexité a une dimension sociale, et évidemment, aussi politique dans l’horizon transcendantal. Une telle dimension sociale n’est pas une caractéristique sectorielle de l’homme mais se réfère à un aspect déterminé, à l’homme dans sa totalité. La théologie ne peut donc pas négliger cette dimension sociale. La théologie tout entière est de nature socio-politique et socio-critique et n’inclue pas seulement la soi-disant doctrine sociale chrétienne qui regarderait seulement quelques aspects de la réalité sociale. L’autocommunication trinitaire de Dieu, en définitif, a une détermination du point de vue socio-politique. Une théologie qui veut être accueillie favorablement et qui soit vraie dans la réflexion sur le message missionnaire du christianisme, doit être aussi orientée à la situation politique et sociale concrète de l’homme.
C’est pourquoi, penser pour aujourd’hui la théologie politique implique de la situer ouvertement dans l’ancrage subjectif de l’anthropologie moderne et l’orienter vers la question de la constitution du sujet. Question éminemment politique puisqu’il n’y a pas de sujet sans altérité et sans loi, pas de sujet hors du monde et de la responsabilité pour le monde, pas de sujet hors du refus de tout destin assigné. Mais cela implique de dépasser la théologie politique identifiée comme telle, celle d’un J. B. Metz ou d’un J. Moltmann, pour redécouvrir la portée sociale des théologies existentiales ou transcendantales d’un Bultmann et d’un K. Rahner. C’est la conviction que l’histoire universelle se joue dans la propre histoire du sujet, l’intuition que l’ouverture radicale au mystère est la structure apriorique de l’esprit humain qui engage la réflexion théologique vers l’existentialité et la subjectivité de l’auditeur de la Parole de Dieu. C’est l’assomption de la distinction entre la révélation thématique ou catégoriale ou explicite et révélation transcendantale ou implicite qui conduit à la reconnaissance « du christianisme anonyme ». N’est-ce pas l’idée directrice de la théologie de Rahner qui appelle à une herméneutique de la grammaire fondamentale de l’humain ouvert à la transcendance ? À partir de la reconnaissance du caractère incontestable, mais pas forcément insurmontable, de la partition entre public et privé, un autre horizon s’ouvre à la théologie politique, plus en accord avec la philosophie actuelle existentiale et transcendantale. Mais cette tâche implique de sortir des habitudes paresseuses qui conduisent à ne voir dans l’anthropologie transcendantale qu’une privatisation réductrice de la foi jusqu’à l’indifférence.
CONCLUSION
Nous avons voulu essayer d’appréhender le fondement de la théologie politique de Rahner dans l’horizon de l’expérience de l’autocommunication transcendantale et catégoriale. Rahner nous a fait découvrir l’unité intrinsèque de la théologie et l’unité entre expérience humano-spirituelle, c’est-à-dire expérience de foi, expérience de Dieu et savoir théologique. La redécouverte de l’unité intrinsèque de la théologie ne s’est pas donnée en dehors d’une approche méthodologique (le paradigme anthropologico-transcendantal et politique) et d’un itinéraire théologico-spirituel et pastoral. C’est à partir de ce passage, de ce saut de l’expérience de l’homme au discours sur Dieu que se dit le caractère novateur du discours théologique de Rahner.
Ainsi, on voit dans l’idée de l’autocommunication de Dieu le centre de la théologie rahnérienne. Ce que Rahner dit de la théologie n’estrien de moins ni rien de plus, au bout de compte, que ce que dit la foi chrétienne comme telle. Dieu est mystère. Il est même le Mystère Absolu, totalement incompréhensible à l’homme, radicalement inaccessible pour lui. Il se révèle pourtant : toutefois c’est en restant mystère, c’est comme mystère qu’il le fait mais certaines expériences humaines fondamentales, en tant qu’elles rendent à l’homme attentif à son propre mystère, pointent et orientent de fait vers lui, c’est-à-dire à l’accueil et à l’ouverture à l’autocommunication de Dieu. Ce mystère de l’autocom-munication est au fondement de l’unité de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain ; bref au fondement de la théologie politique et pratique de Rahner qui trouve dans l’unité de l’amour de Dieu et du prochain sa signifiance. Ainsi la pratique de l’amour est le lieu de l’émergence de cette dimension politique de la théologie.
Revenons à la formule brève de Rahner par lequel il achève le Traité fondamental de la foi, pour ressaisir l’interprétation du concept de l’autocommunication de Dieu comme fondement de la théologie politico-pratique de Rahner. L’herméneutique de l’une des trois formules brèves, déjà citée exprime ainsi la quintessence même du christianisme dans l’unité de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. Nous pouvons déceler trois énoncés pour la compréhension de cette formule dans l’horizon de la théologie politico-pratique : 1. L’homme dans son auto-transcendance existentielle survenant dans l’acte de l’amour du prochain, fait au moins implicitement, une expérience de Dieu ; 2. Dieu crée par son autocommunication la possibilité de l’intersubjectivité : l’autocommunication est au fondement de l’amour du prochain ; 3. Un tel amour dans lequel Dieu est aimé dans le prochain et le prochain en Dieu, a une dimension d’intimité existentielle et une dimension socio-politique historique, ce qui répond précisément au double aspect de l’auto-communication de Dieu (transcendantal et catégorial). Là où cet amour, et cela dans l’unité de deux aspects, vient à son point culminant, est donné de fait ce que nous appelons le christianisme de l’Église comme espace de fraternité chrétienne.
Rahner signale une conséquence de cette fraternité chrétienne : « il s’agit de reconnaître que cette fraternité en raison même de sa nature, donne nécessairement à la responsabilité politique, à la politique et partant à la théologie politique […] De la dérive aussi la légitimité de la théologie politique »[34]. La pratique de l’amour est le lieu de la fondation de la dimension politique : « Si l’homme est un être politique, l’amour du prochain ne peut pas être une simple inclination du cœur ou une relation mutuelle d’ordre privé, qui peut être la forme sublime de l’égoïsme, justement parce qu’elle peut avoir un caractère si intime et si béatifiant ; il doit être aussi le service raisonnable de l’amour » politique « , qui vise l’humanité, fait du plus lointain le prochain et laisse fermement le prochain être lointain […] et parce que l’Église existe comme une unité des hommes et de leur histoire, comme lieu nécessaire du salut de l’individu, la théologie doit toujours être aussi une théologie politique »[35].
Grégoire Marie KIFUAYI, sdb kifgrema@yahoo
[1] Cf. J. Caillot, L’Évangile de la communication, Paris, Cerf (Coll. « Cogitatio Fidei » 152), 1989, 360 ; J. B. Metz, J. B. Metz, « En face des Juifs. La théologie chrétienne après Auschwitz », Concilium 195 (1984) 47-48.
[2] Sur le concept d’autocommunication, cf. E. Durand, « L’autocommunication trinitaire, concept clé de la connexio mysteriorum rahnérienne », Revue Thomiste (RT) 102 (2002) 569-613 ; 103 (2003) 75-92.
Le concept de l’autocommunication de Dieu est le concept clé et approprié pour comprendre la théologie de Rahner et si l’on veut analyser et articuler la diversité des expressions imagées de la révélation sur le rapport entre Dieu et le monde. Cette autocommunication ne doit pas être pensée seulement comme un simple principe divin de la connaissance à travers la création, elle est également comprise comme principe dynamique du fondement de l’espérance du monde (individuel, collective et cosmique), comme la réalisation de l’amour de Dieu sur le monde et le principe de l’amour du monde (homme) vers Dieu. L’autocommunication est ainsi l’origine du monde, qui porte la raison (fondement) de l’histoire (dans son propre accomplissement) et le sens (le but) de l’histoire et du contenu de son accomplissement eschatologique.
[3] Rahner définit à bon escient l’expérience transcendantale de Dieu comme l’expérience de la grâce. Le don de soi divin transforme celui qui le reçoit. Le « status gratiae » qui en résulte ne saurait être vraiment ce qu’il est, s’il était entièrement, radicalement et toujours soustrait à notre expérience transcendantale. Bien que la réalité divine qui se fait grâce soit irréductible à nos perceptions, bien qu’elle se dévoile tout en échappant à la prise de nos sens, bien qu’elle reste incommensurable vis-à-vis de ce que nous sommes et de ce que nous pensons, elle vise dès l’abord notre expérience subjective transcendantale.Il n’est donc pas douteux que Rahner mette au centre de tout, dans la foi chrétienne, la question de l’expérience de la grâce conçue comme autocommunication toute gratuite de Dieu lui-même : on ne saurait donc le suspecter d’atténuer la dimension objective de la foi et du christianisme. Et pourtant, Il ne néglige pas davantage ses conditions pratiques concrètes, sa dimension socio-historique et ecclésiale.
[4] Cf. K. Rahner, « L’homme comme personne et sujet », in Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du Christianisme (TFF), Paris, Centurion, 1983, 39-45.
[5] K. Rahner, TFF, 220-221.
[6] Certains auteurs ont cru que le discours de l’expérience de Dieu tel que Rahner l’a présenté était critiquable car l’optique sociale ou communautaire était insuffisamment perceptible. Selon ces auteurs, dans les témoignages de la Bible et la Tradition, l’expérience de Dieu ne se restreint jamais au domaine individuel et subjectiviste. La « charis », la grâce qui y préside ne devient-elle pas source des charismes ? Ne vise-t-elle pas d’emblée à édifier la personnalité du christianisme en même temps que la communauté ecclésiale, à laquelle l’homme appartient ? Le témoignage paulinien en 2 Co 12, 2-7 est particulièrement significatif : gratifié d’une expérience mystique, d’un ravissement au travail du ciel, Paul se voit cependant renvoyé à son travail apostolique. Il ne suit pas la voie élitaire de la gnose, il ne se délecte pas de ses révélations dans la tour d’ivoire d’un privilégié, W. Kasper, Jésus le Christ, Paris, Cerf, (Coll. « Cogitatio Fidei », 1996, 71.
[7] K. Rahner, Qui est ton frère ? Mulhouse, Salvador, 1982, 5ss.
[8] K. Rahner, TFF,
[9] K. Rahner, Esprit dans le Monde. Sur la métaphysique de la connaissance finie chez Saint Thomas (EdM), Paris, Mame, 1968,14.
[10] Cf. L. B. Puntel, « Zu den Begriffen transzendental und kategorial bei Karl Rahner », in H. Vorgrimler (éd), Wagnis Theologie. Erfahrung mit der Theologie K. Rahner, Freiburg, Herder, 189-198 ; N. Knoepffler, « Der Gegensatzpaar kategorial und transzendental », in Idem, Der Begriff transzendental bei Karl Rahner. Zur Frage seiner Kantischen Herkunft, Innsbruck, Tyrolia-Verlag, 1993, 80-82.
[11] Nous renvoyons à l’étude suggestive de P. Ricœur, [Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990], où l’auteur rassemble les résultats d’une longue recherche sur la subjectivité et l’inter-subjectivité. Il y va de l’anthropologie, mais d’une anthropologie qui s’achève en éthique et qui pourrait, comme on peut le constater, déboucher sur une perspective religieuse où l’homme, au cœur de l’inter-subjectivité, se situe devant Dieu qui est Amour. Foncièrement philosophique, l’ouvrage de Ricœur peut être proposé ou prépare un itinéraire théologique de l’inter-subjectivité comme nous le voyons chez Rahner. À vrai dire, Ricœur a publié abondamment en matière religieuse et, spécialement, il s’est employé à une herméneutique biblique mais il a toujours marqué une nette césure entre son entreprise de philosophe et ses essais d’interprétation croyante. Sans tomber nous-même dans la confusion, dans la suite de Rahner, nous espérons entrevoir ce que nous qu’on peut appeler « articulation philosophie-théologie », c’est-à-dire ce que l’on appelle traditionnellement le lien entre la raison et la foi. Ricœur choisit de rencontrer la subjectivité, non par la saisie immédiate du cogito, du « je pense », mais par le détour de la réflexion. Le sujet est étudié comme celui dont on parle, qui parle, qui agit, qui se raconte, qui se reconnaît responsable de ses actes. Le tout débouche sur une question ontologique : qu’est-ce que soi-même, qu’est-ce, comme dit Ricœur, qu’être une ipséité intrinsèquement liée à autrui au point de pouvoir se saisir comme un autre ? Subjectivité, identité, altérité, inter-subjectivté sont des maîtres mots du livre. Le recours patient à l’analyse réflexive portant sur le soi permet, estime Ricœur, de dépasser la querelle où le sujet est successivement exalté et humilié. Il entend ainsi éviter cet excès d’honneur comme cette indignité, la surévaluation comme le dénigrement, la formidable oscillation sous l’effet de laquelle le Je du Je pense paraît tour à tour exalté hors de toute mesure au rang de première vérité, et rabaissé d’illusion majeure. Les philosophes qui s’opposent diamétralement sont Descartes, qui magnifie le sujet, et Nietzsche qui l’humilie.
[12] Le monde est le mot désignant la réalité du monde physique, immédiatement accessible à l’expérience humaine. « Geist in Welt » : l’homme est esprit dans le monde. La préposition « in » contient la clef herméneutique de la formule. L’homme n’est pas d’une part un esprit tourné vers le royaume de l’abstraction et, d’autre part, un esprit incarné, engagé dans l’univers des corps. D’emblée « être-dans-le-monde », il est condamné à rechercher dans le sensible la matière de son activité spirituelle. Aussi ne parvient-il pas à saisir l’être sans la médiation empirique des phénomènes et à objectiver ces phénomènes dans la connaissance sans la méditation transcendantale de l’être. Le sens de la préposition « in » a ici une implication importante. Elle indique, en effet, comment un homme est dans le monde. L’homme, avait dit Heidegger, est dans le monde comme un être qui habite au milieu des choses qui lui sont familières et dont il s’occupe avec soin. Il est ouvert à l’intentionnalité, à l’orientation vers ce qui est autre que lui-même. En gardant à cette proposition sa force fondamentale, Heidegger pensait mettre les phénomènes (monde) qui sont les éléments structuraux constituant l’ouverture de l’homme, son attitude fondamentale à l’égard des entités que comporte son monde. C’est pourquoi, lorsqu’on rencontre les nombreuses références de Rahner au « monde », il importe de ne pas penser seulement au monde que nous présente l’expérience sensible et donc à une réalité assez analogue à ce que Kant appelait « espace », mais aussi à ce que désigne l’expression « il vit dans un monde différent » ou encore « il se retire dans son monde à elle ».
[13] H. Vorgrimler, Comprendere Karl Rahner. Introduzione alla sua vita e al suo opere, Brescia, Morcelliana, 1987, 164-165.
[14] K. Rahner, « L’individu dans l’Église. Sa valeur dans l’économie du salut », in Mission et Grâce (MG), Vol. I. XXe siècle, siècle de grâce. Fondements d’une théologie pastorale pour notre temps, Paris, Mame, 1962, 111-140.
[15] K. Rahner, Gefahren im heutigen Katholizismus, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1950, 11-38.
[16] « C’est dire que la vraie connaissance de l’individualité authentique de la personne spirituelle (connaissance qui est elle-même constitutif de cette individualité) se réalise dans une ouverture de soi-même, esprit et amour, sur une réalité qui embrasse tout et qui n’a plus rien près d’elle parce qu’elle inclut toutes choses. Et voilà pourquoi la véritable individualité spirituelle ne s’oppose pas à l’unité des choses et avec l’ensemble […] L’individualité de la personne spirituelle, de son côté, ne s’oppose pas à la communauté d’amour existant entre des personnes : ces deux réalités ont essentiellement besoin l’une de l’autre pour être chacune elle-même […] », K. Rahner, « L’individu dans l’Église », in MG, I, 116. 122.
[17] « Qu’à une telle individualité, caractéristique de la personnalité spirituelle, soit donné un type de communauté (ecclésiale) d’un genre tout à fait spécial (la communauté selon l’esprit, par exemple tout à fait de la vérité, des biens culturels, de l’art, et la communauté selon l’amour authentiquement personnel qui s’exprime par la relation du « toi »), voilà qui ressort avec évidence de ce que nous avons dit plus haut ; comme aussi le fait que ces deux réalités (individualité et communauté) constituent, à un même niveau ontologiques, deux aspects connexes et inséparables », K. Rahner, « L’individu dans l’Église », in MG, I, 126.
[18] K. Rahner, « Neue Ansprüche der Pastoraltheologie an die Theologie als ganze », in Scriften zur Theologie (SzT), IX, 139, cité et traduit par M. Maier, « La théologie des exercices de K. Rahner », Recherches des Sciences Religieuses 79 (1991) 543.
[19] K. Rahner, L’homme à l’écoute du Verbe (HÉV). Fondements d’une philosophie de la religion, Paris, Mame, 177.
[20] Cf. K. Rahner, « Notes marginales d’ordre dogmatique sur la piété ecclésiale », in Écrits Théologiques (ÉT), VI, 163-197.
[21] L’inter-subjectivité est une caractéristique essentielle, sinon la caractéristique capitale du sujet croyant, professant la foi chrétienne. La donnée fondamentale d’une théologie transcendantale visant à définir le processus d’accomplissement de la foi et de toute la relation consciente de l’homme à Dieu, ne s’exprime pas, formellement parlant, dans une relation de sujet à objet : c’est une relation de sujet à sujet, à savoir, la relation du « tu au moi » de l’amour fraternel accordé ou refusé. Or, une certaine orientation philosophique, qui s’est appropriée, pour ainsi dire, de cette opinion, a précisément « oblitéré » et désamorcé le sens profond de cette relation originale en distinguant, en quelque sorte, une inter-subjectivité double : on parle en effet, d’une inter-subjectivité anthropologique (horizontale) c’est-à-dire la relation inter-humaine du « toi au moi », et d’une inter-subjectivité théologique (verticale) c’est-à-dire la relation du moi humain à Dieu. Négligeons le fait qu’en voyant dans l’intersubjectivité inter-humaine le « modèle » de la relation de l’homme à Dieu, on aboutirait à généraliser et objectiver ces rapports inter-humains, ce qui reviendrait à supprimer d’une certaine façon leur caractère de relation originale foncière. Négligeons également le fait, qu’en décalquant univoquement la relation de l’homme à Dieu sur la relation inter-humaine du « toi au moi », on ne tiendrait aucun compte du caractère absolument transcendant et incommensurable du « Toi divin ».
[22] L’inter-subjectivité a été évoquée d’abord par la « gauche hégélienne » et utilisée immédiatement à des fins antithéologiques, par Feuerbach et aussi par Marx, puis par Nietzsche. Et pourtant, l’apport anthropologique et transcendantal de Rahner permet de saisir la problématique transcendantale de l’existence humaine dans son caractère intersubjectif ; voir aussi, E. Levinas, Totalité et infini, La Haye, Kluwer Academic, 1961, 203ss.
[23] K. Rahner, TFF, 501.
[24] K. Rahner, TFF, 346 ; Idem, « Cet amour réellement exigé est, en tant qu’amour qui répond à l’amour absolu de Dieu, un amour qui naît de cet amour de Dieu pour nous, c’est-à-dire qui est rendu possible par la communication que fait Dieu fait de lui-même. Or cela ne signifie rien d’autre, sinon précisément que notre amour pour Dieu trouve dans l’amour de Dieu pour nous, c’est-à-dire dans la communication gracieuse qu’il fait de lui-même sa raison ontologique la plus vraie », « Le commandement de l’amour de Dieu parmi les autres commandements », in ÉT, VII, 116.
[25] K. Rahner, Qui est ton frère ? 8.
[26] K. Rahner, « Über die Einheit von Nächsten und Gottliebe », in SzT, VI, 284ss.
[27] K. Rahner, Qui est ton frère ? 9.
[28] Cf. R. Miggelbrink, « Ekstatiche Gottesliebe im tätigen Welbezug. Der Beitrag in der Theologie Karl Rahners », in R. A. Siebenrock, Karl Rahner in Diskussion, Innsbruck, Tyrolia-Verlag, 2001, 99-129.
[29] K. Rahner, Qui est ton frère ? 10.
[30] Quand nous disons Dieu est amour, ce n’est pas seulement citer l’Écriture, ni évoquer quelque pieuse réflexion, c’est situer au cœur de l’ontologie. Cette parole n’est pas un mot édifiant, mais l’expression de la vérité ontologique chrétienne. Certes, nous la comprenons selon le sens que lui donne l’Écriture, et pas seulement philosophiquement ; certes, si nous avons compris à la lumière de notre expérience chrétienne, que Dieu nous appelle dans son intimité, nous saurons quoi mettre sous le concept formel d’amour personnel attribué à Dieu.
[31] K. Rahner, « Der eine Mittler und die Vielfalt des Vermittlungen », SzT, VII, 218-235.
[32] K. Rahner, TFF, 345 ; Idem, « La signification éternelle de l’humanité de Jésus pour notre rapport à Dieu », in Éléments de théologie spirituelle, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, 35-49.
[33] K. Rahner, Im Gespräch, Band II : 1978-1982. Herausgegeben von Paul Imhof und Herbert Baillowons, München, Kösel-Verlag, 1983, 46ss.
[34] K. Rahner, Qui est ton frère ? 40-45.
[35] K. Rahner, « Humanisme Chrétien », ÉT, X, 51.