Pour une théologie écologique de la création :Une réflexion et une articulation théocosmandrique. (extrait)
Par Père Grégoire Marie KIFUAYI, sdb
La théologie doit satisfaire deux besoins inséparables : établir le noyau de vérité du message chrétien, d’une part, et réinterpréter cette vérité pour chaque génération, d’autre part. Elle vit donc une tension à la fois ardue et féconde entre la fidélité au message essentiel de la Révélation et la situation culturelle, conceptuelle et paradigmatique de l’époque. C’est en ce sens que Paul Tillich parle, de la méthode de corrélation entre le message révélé et la situation historique. La réflexion « tillichienne » se développe entre deux pôles : la vérité du message chrétien et l’interprétation de cette vérité, qui doit tenir compte de la situation dans laquelle se trouve le destinataire du message. La corrélation institue une interdépendance entre ces deux facteurs apparemment indépendants[1]. « La raison s’exprime dans la science et aussi dans la philosophie, qui elle-même, se doit d’accueillir de façon critique les implications philosophiques de la science. À son tour, la théologie est appelée à accueillir lucidement les analyses et les questions mises de l’avant par la science et la philosophie. Sinon, il y a rupture, compartimentage et dualisme dans la maison du savoir : la théologie risque alors d’emprunter le chemin qui la conduit vers une sorte supranaturalisme désincarné, et les sciences et la philosophie pour leur part, monde désenchanté, privé de sens et vidé de la présence de Dieu »[2].
Et pourtant, « La théologie est nécessairement écologique » et « l’écologie est, par sa nature même, éminemment théologique » dans l’horizon cosmologique. C’est pourquoi, la théologie chrétienne de la création est-elle capable de s’insérer harmonieusement dans ses catégories traditionnelles les problèmes écologiques et cosmologiques, face aux défis que lui posent les avancées scientifiques (biologique, cosmologique, climatologique…), en confrontation avec l’expérience d’une planète dominée par les humains ?[3] La théologie écologique de la création[4] évoque donc l’aspiration de tout être humain à s’insérer avec humilité paisible et lumineuse dans le cosmos, humilité pleine de gratitude pour les merveilles de la création. La théologie écologique de la création voudrait bien renvoyer l’humanité à une tâche urgente : susciter un imaginaire collectif du respect infini envers le cosmos, sans jamais oublier combien nous dépendons de lui. Car il existe des imaginaires antagonistes qui façonnent de mauvaises habitudes dans notre quotidien – telle la consommation inconsidérée d’énergie fossile. La théologie écologie de la création cherche à produire un nouvel imaginaire religieux contre la gnose moderne du progrès scientifique sans limite. Avec tous les hommes de bonne volonté, il leur faut inventer de nouvelles « co-habitudes » de vie, aptes à viser l’universel de la vie bonne dans la précarité des équilibres écologiques. La contribution d’une théologie écologique de la création relève donc le défi de repenser la création dans le contexte qui est le nôtre. Il en va de l’exercice de la responsabilité théologique en une époque où les sciences de la terre ont modifié notre compréhension de la responsabilité humaine à son égard. À travers l’image de « la création entre nos mains », la théologie écologique de la création plaide pour un lien théo-cosmo-andrique, c’est-à-dire un lien retrouvé entre Dieu, le cosmos-nature et l’homme, en réaction avec la tentation d’expulser Dieu et de rejeter l’homme hors du monde. Il s’agit en somme de faire advenir une « nouvelle éco-sophie, une nouvelle sagesse d’habiter le monde », comme le préconise d’ailleurs le théologien congolais Léonard Santedi[5]. C’est ainsi s’exprime clairement la préoccupation du Pape François dans son Encyclique Laudato si : sur la sauvegarde de la création. Vue la situation de détérioration de l’environnement dans laquelle nous nous trouvons, le Pape rappelle tous à ceux qui vivent sur la planète à entrer en dialogue avec notre maison commune[6].
La réflexion modeste sur la théologie écologique de la création que nous proposerons ici et qui s’appuie sur la tradition biblico-ecclésiale articulée avec les apports philosophico-théologique et scientifique se déclinera, après l’introduction, en quatre points principaux : 1. La mise en perspective qui nous situe sur la problématique écologique ; 2. La référence à l’écologique divine ; 3. Pour une théologique écologique de la création et enfin, le point 4. L’écologique comme sauvegarde la création et se terminera par une conclusion.
I. Mise en perspective
I.1. Étymologie
L’écologie, du grec οίκος (maison) ; et « λόγος » (discours, science, connaissance), est l’étude scientifique des interactions qui déterminent la distribution et l’abondance des organismes vivants. Ainsi, l’écologie est une science biologique qui étudie deux grands ensembles : celui des êtres vivants (biocénose) et le milieu physique (biotope), le tout formant l’écosystème. Ce terme « écologie » fut inventé en 1866 par le biologiste allemand Ernst Haeckel, bien que Henry David Thoreau l’ait peut-être inventé dès 1852. Il semble avoir été utilisé pour la première fois en français vers 1874. Dans son ouvrage Morphologie générale des organismes, Haeckel désignait en ces termes : « […] la science des relations des organismes avec le monde environnant, c’est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d’existence »[7].
Du point de vue scientifique, l’écologie, fait partie des sciences biologiques de base qui concernent l’ensemble des êtres vivants. Il existe en biologie divers niveaux d’organisation, celui de la biologie moléculaire, de la biologie cellulaire, la biologie des organismes (au niveau de l’individuel et de l’organisme), l’étude des populations, l’étude des communautés, les écosystèmes et la biosphère. Le domaine de l’écologie regrouperait les dernières catégories. En effet, elle est une science holistique qui étudie non seulement chaque élément dans ses rapports avec les autres éléments, mais aussi l’évolution de ces rapports selon les modifications que subissent le milieu, les populations animales et végétales.
I.2. Le cri et l’appel pathétiques du Pape François dans Laudato si
Laudato si n’est pas une Encyclique verte, a expliqué le Pape François, mais une Encyclique sociale qui appelle les chrétiens et les hommes de bonne volonté à une « conversion écologique », autrement dit, à changer leur attitude à l’égard de la création. « Cette conversion suppose diverses attitudes qui se conjuguent pour promouvoir une protection généreuse et pleine de tendresse. En premier lieu, elle implique gratitude et gratuité, c’est-à-dire reconnaissance du monde comme don reçu de l’amour du Père […] Cette conversion implique aussi la reconnaissance amoureuse de ne pas être déconnecté des autres créatures, de former avec les autres êtres de l’univers une belle communion universelle »[8]. Le Pape inscrit sa réflexion dans l’enseignement de ses prédécesseurs, et sur au moins trois plans : la théologie morale, la théologie dogmatique, et la doctrine sociale de l’Église.
Le modèle de croissance de la consommation des pays développés et depuis quelques années des pays émergents n’est pas « durable ». Il conduit à l’épuisement des ressources naturelles, au changement de climat, à la perte de la biodiversité et à la destruction des écosystèmes. De plus, avec l’augmentation des prix de l’énergie et des matières premières qu’il entraîne, il rend toujours plus difficile à de nombreux pays, d’Afrique notamment, la sortie de la pauvreté. La question est grave et ouvre sur de grandes incertitudes et de profonds déséquilibres quant au devenir de nos sociétés.
En quoi cette crise écologique dans laquelle nous sommes entrés concerne-t-elle l’Église ? La crise écologique introduit une inquiétude majeure dans nos sociétés. En tant qu’Église, nous, chrétiens, rejoignons l’inquiétude des hommes et des femmes de notre époque et nous voulons partager avec eux la recherche d’un nouvel horizon d’espérance à travers les menaces qui pèsent aujourd’hui sur les équilibres de notre planète, et qui interrogent avant tout le sens de notre existence. Le charisme prophétique de l’Église consiste peut-être aujourd’hui à promouvoir publiquement une véritable écologie. Il y a quelque paradoxe à ce que l’Église, qui possède dans l’Écriture Sainte et dans la Tradition un trésor dans lequel puiser de véritables avancées révolutionnaires, s’est trouvée historiquement à la remorque de mouvements qu’elle aurait pu et dû initier. Il ne serait peut-être pas idiot d’imaginer que pour ce qui est de la conversion écologique, l’Église soit moteur d’un mouvement qui ne peut se développer adéquatement que s’il est accompagné d’une juste anthropologie et théologie de la Création. Cette conversion écologique, c’est donc aux chrétiens d’en être les prophètes. Faut-il se « convertir à l’écologie ? » D’emblée on peut affirmer que oui, car l’Église par la voix du Pape François, nous y exhorte. Mais cela suppose une réflexion biblique, scientifique, philosophique et théologique sur la nature et sur les fondements d’une telle conversion.
II. Écologie divine
II.1. La création dans la Bible, une hymne au Dieu Créateur
L’acte de « créer » désigné déjà dans le premier récit de la création de la Genèse (Gn 1,1-2,4a) par le terme bara et qui est attribué exclusivement à Dieu signifie : Dieu appelle à exister tout ce qui est (le ciel et la terre) ; en même temps il donne forme à toute chose et lui assigne son lieu approprié dans la totalité. C’est dans la volonté et la parole de Dieu seulement que tout ce qui est réel a son fondement. À la question célèbre introduite dans le débat philosophique par Schelling et M. Heidegger : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » la foi dans la création répond : « Parce que Dieu l’appelle à exister ». Sans cet acte de Dieu, il n’existerait rien de tout ce qui constitue notre monde. La création (comme creatio) signifie par conséquent que l’origine fondatrice (grec arch, latin principium) de tout ce qui est se trouve en Dieu seul et dans sa volonté libre concernant le monde qui s’exprime dans la parole créatrice[9].
La Genèse présente deux récits de la création. Ces deux récits diffèrent dans la description matérielle qu’ils donnent de l’œuvre créatrice. C’est que les connaissances cosmologiques ont évolué avec le temps et donc les deux textes ne supposent pas la même représentation pré-scientifique de l’univers. Mais au-delà de ces divergences dans la texture littéraire de l’énoncé et dans leur chronologie, l’intention théologique demeure[10].
Récit sacerdotal de la création (Gn 1-2,4a) : récit à orientation cosmologique : Le récit sacerdotal, décrit une fresque en reprenant le profond enseignement au gré d’une méditation longuement poursuivie, affinée, concentrée sur l’essentiel de l’intention théologique. Le tableau qu’il présente, création en sept jours se découpant sur l’arrière-fond d’un abîme de ténèbres et ouvrant, à titre de grand paradigme cosmique, sur une généalogie historique, montre que c’est Dieu qui crée sur le modèle de la séparation, instituant du coup un temps et un espace ordonnés. La relecture sacerdotale de la création est comme séparation.
Récit Yahviste de la création (Gn 2,4b-25) : récit à orientation anthropologique: Ces textes disent l’homme et le monde en en disant l’origine. Premier trait remarquable. Croire qu’on dit le monde en en disant l’origine, à l’encontre de toute attitude strictement descriptive, c’est déjà avancer sur la voie où l’on découvre que le monde est précédé, précédence ontologique et chronologique, et qu’il désigne une vérité en avant de lui-même. Dire le monde en disant l’origine, c’est témoigner aussi d’un savoir « oublié » par la modernité, aussi vrai que cette dernière postule, le plus intime et le plus inavoué de ses paris, une neutralité généalogique et, partant, idéologique et théologique, quant à ce qu’est le monde et l’homme. Pour la science moderne, l’apparaître du monde ne fait pas problème[11]. Pour tout dire, à ses yeux, le monde est, ou comme elle dit, existe, il n’advient pas. Il suffit donc de le décrire. Point n’est besoin de l’origine. Car non seulement elle est réputée inaccessible, mais encore sans pertinence. Et pourtant, le texte biblique entend bien raconter un commencement radical, viser à une interprétation globale du monde et de notre destin, confesser un premier projet créateur de Dieu et une dernière promesse eschatologique. Il s’agit bien donc, théologiquement, d’un récit de création. Dans un langage poétique et très imagé, ce récit de Gn 2 parle de la création du premier couple humain et du cadre conçu à dessein par Dieu pour la survie de l’humanité naissante. Son intérêt se centre sur l’homme[12] et sur sa destinée, lourdement marqué comme l’indique la suite du récit, par le drame des origines.
[1] Pour la méthode de la corrélation, voir l’ample introduction de Paul Tillich de sa Théologie systématique, Vol. I. Introduction. Première Partie. Raison et Révélation, Paris, Éditions du Cerf, 2000, 19-134 ;
[2] Cf. Jean Proulx, « Retrouver la dimension cosmologique de la théologie chrétienne », Théologique 9/1 (2001) 49.
[3] Cf. J. McCarthy, « Théologie et écologie », in Nouvelle Revue Théologique (NRT) 3 (2008) 550-572 ; J. Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique de la création, Paris, Éd. du Cerf, (Coll. « Cogitatio Fidei (CF) » 146), 1988.
[4] La théologie écologique spécifiquement chrétienne doit commencer par se poser la question de savoir s’il y a une connexion essentielle entre les sources classiques de la foi et le souci écologique. Elle doit s’enquérir s’il y a un mouvement interne à la vision biblique du monde qui conduit de lui-même, et non par un simple accident l’histoire, à se soucier du monde infrahumain de la nature.
[5] Cf. Philippe Bordeyne, « Préface : Quel avenir pour la terre ? Un défi pour les Églises », in L’avenir de la terre, un défi pour les Églises, Paris, Desclée de Brouwer, 2010, 10 ; L. Santedi Kinkupu, « Pour une nouvelle sagesse d’habiter le monde », in Revue Africaine de Théologie, Vol. 28 (2004) 167-170.
[6] Pape François, Encyclique Laudato si, in Documentation Catholique, 2519 (2015).
[7] Cf. « Écologie », in www.Wikepedia
[8] Pape François, « La conversion écologique », in Encyclique Laudato si, Nos 216-221.
[9] Cf. J. Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique de la création ; M. Kehl, « Et Dieu vit que cela était bon ». Une théologie de la création, Paris, Éd. du Cerf, (Coll. « CF » 264), 2008.
[10] Cf. G. von Rad, Théologie de l’Ancien Testament, Tome I, Genève, Labor et Fides, 1957, 126ss.
[11] Cf. M. Henry, « Sur l’apparaître, le phénomène et la phénoménalité qui rend possible l’apparaître des phénomènes », in C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, 21-32 ; Idem, Incarnation. Une philosophie de chair, Paris, Seuil, 2000, 35-132.
[12] En 1974, l’astrophysicien B. Carter a systématisé l’idée de Dicke en la baptisant « Principe anthropique» (L’idée de Dicke, cosmologiste -1961-, est que la présence d’observateurs humains dans l’univers impose à celui des contraintes de durée) : dans sa forme faible, l’existence de l’homme dans l’univers exige que l’univers ait un âge compris entre certaines limites. Autrement dit, si l’univers a un âge d’environ 13 milliards 700 millions d’année, c’est pour que l’homme ait eu le temps d’apparaître. Cette forme faible du principe n’est finalement qu’un constat qui peut difficilement être contesté. Il n’en a va pas de même avec la forme forte de ce même principe : celle-ci affirme que la présence d’observateurs humains impose des contraintes sur l’ensemble des propriétés de l’univers, bref, l’univers est qu’il est parce que nous existons, cf. J. P. Lonchamp, « Le principe anthropique », in Études, Avril (1991) 493ss.